Manuel Roret du Relieur |
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§ 8. - Faire la tranche
FAIRE LA TRANCHE, c'est couvrir cette tranche d'une couleur unie, ou la jasper, ou la marbrer, ou la dorer. Ainsi que nous l'avons dit, le relieur de petite ville est obligé de savoir faire toutes ces opérations, et il s'en acquitte tant bien que mal, trop souvent plutôt mal que bien. Dans les grands centres, au contraire, et même dans tous les grands ateliers, elles sont effectuées par des ouvriers spéciaux qui, principalement pour la dorure, sont quelquefois de véritables artistes. Nous ne nous occuperons ici que des tranches unies ou jaspées, les seules que font à peu près tous les relieurs ; quant à la marbrure et à la dorure, nous leur avons consacré des chapitres particuliers. 1. Tranches en couleurs unies A. Couleurs employées Pour les tranches en couleurs unies, on n’emploie guère, du moins en France, que le rouge, le jaune et le bleu. On obtient généralement le rouge avec le vermillon, composé de mercure et de soufre, dont il existe plusieurs variétés. Le plus beau est celui qu’on appelle vermillon de Chine. Pour le jaune, on pourrait employer ou l’orpin jaune seul, ou le stil-de-grain seul ; mais l’orpin donnerait un jaune trop orangé, et le stil-de-grain un jaune trop pâle. On mêle donc le stil-de-grain avec l’orpin dans une proportion telle qu’on obtienne la nuance de jaune qu’on désire, On se sert aussi du jaune de Cassel. Le jaune de chrome seul est très beau. Il y en a plusieurs espèces dont les teintes varient du jaune clair au jaune orangé. Pour le bleu, on prend le bleu de Prusse, l’outre-mer artificiel ou bleu Guimet, le bleu de cobalt ou bleu Thénard, etc. Si l’on avait besoin d’un vert, on l’obtiendrait avec un mélange de bleu et de jaune. Toutes ces matières sont en poudre plus ou moins grossière. Pour les employer, on les broie parfaitement à l’eau, sur un porphyre, avec la molette, puis on les délaie avec de la colle de farine suffisamment liquide ou bien dans une eau de gomme ou de gélatine. Après cela, on les met chacune dans des vases particuliers, jusqu’au moment où l’on veut s’en servir. Les Anglais emploient pour le même usage des couleurs liquides qu’ils conservent toutes prêtes à servir. Voici, suivant Andrew Arnott, comment ils les préparent : Bleu. - Mêlez dans une bouteille 64 grammes du meilleur indigo réduit en poudre très fine ; une cuillerée à café d’acide chlorhydrique, et 64 grammes d’acide sulfurique. Tenez le tout dans l’eau bouillante (au bain-marie), pendant 6 ou 8 heures ; ensuite ajoutez à froid la quantité d’eau nécessaire pour avoir la nuance de bleu que l’on désire. Ce bleu doit être maintenu très foncé, par ce qu’on sera toujours maître de le rendre clair en ajoutant de l’eau. Jaune. - Faites bouillir dans de l’eau du safran ou de la graine d’Avignon avec égale quantité d’alun : filtrez et conservez pour l’usage. Vert. - Le bleu et le jaune ci-dessus, combinés en diverses proportions, donnent des verts plus ou moins foncés, d’un bon usage. On obtient aussi un très bon vert en faisant bouillir, dans un peu d’eau, 128 grammes de vert-de-gris et 64 grammes de crème de tartre. Orange. - Faites une décoction dans de l’eau, de 64 grammes de bois de Brésil râpé, et de 32 grammes de graine d’Avignon écrasée ; ajoutez au mélange un peu d’alun. Rouge. - Faites bouillir jusqu’à réduction de moitié, 250 grammes de bois de Brésil râpé, 64 grammes d’alun en poudre fine, un litre d’eau, un litre de vinaigre. Quand l’évaporation a réduit le liquide à un litre, filtrez et mettez en bouteille. Pourpre. - On obtient une bonne couleur pourpre en faisant bouillir, dans trois litres d’eau, jusqu’à réduction à moitié, 225 grammes de bois de Campêche, 64 grammes d’alun et 64 grammes de coupe-rose verte. Le bois de Brésil soumis à l’action d’une forte dissolution de potasse donne aussi une couleur pourpre. Brun. - Faites bouillir ensemble dans de l’eau, 125 grammes de bois de Campêche, avec autant de graine d’Avignon. L’addition d’un peu de coupe-rose verte le rendra plus foncé. B. Teinture des tranches On prend trois ou quatre volumes entre les deux mains, on les bat ensemble par la tête sur la table ou sur le bord de la presse, afin de faire rentrer les cartons au niveau du volume. Cela fait, on les empile au nombre de huit à dix, couchés sur le bord de la table, puis, appuyant fortement la main gauche sur le plat du livre le plus haut, avec un pinceau qu’on a trempé dans la couleur préparée, et qu’on a essuyé sur le bord du vase, on passe la couleur sur la tranche de la tête, en commençant par le milieu de la tranche et allant vers la gouttière d’un côté et vers le dos de l’autre. On prend cette précaution afin de ne pas laisser amasser de la couleur sur l’angle de la gouttière, parce que cette couleur, en séchant formerait une élévation désagréable à la vue. On donne deux ou trois couches, suivant la nuance que l’on veut produire. On fait la même opération sur la queue et on laisse bien sécher. La tête et la queue étant sèches, on reprend les volumes, on en fait tomber les cartons et l’on pose l’un d’eux, ainsi débarrassé de ses cartons, sur un ais ; on met un autre ais sur ce volume, et ainsi de suite jusqu’à la fin du tas, qui se compose toujours pour la gouttière, de trois ou quatre volumes, qu’on termine par un ais. On appuie la main gauche à plat sur ce dernier ais, et l’on peint la gouttière comme. on a peint les deux bouts, en commençant par le milieu de sa longueur et pour les mêmes raisons ; on laisse bien sécher. On vient de voir, qu’il faut toujours appuyer fortement sur le volume le plus élevé du tas ; c’est pour comprimer les feuillets, afin que la coureur ne s’insinue pas entre eux. Si malgré cette précaution, on craignait que la couleur pénétrât dans le volume, on mettrait le tas en presse, on serrerait fortement, et on passerait la couleur dans cette position. Il est même indispensable d’agir ainsi pour les volumes qui renferment beaucoup de planches. Alors, pour ne pas perdre de temps, et afin que l’ouvrage soit plus régulier, on peut passer la couleur aussitôt que le côté sur lequel on travaille vient d’être rogné, et avant de le retirer de la presse. 2. Tranches jaspées Jasper signifie littéralement imiter le jaspe, mais ce mot est ici mal appliqué, puisque c’est plutôt le granit qu’on imite. Quoi qu’il en soit, le relieur appelle jaspure ou jaspage, l’action de rompre l’uniformité d’une tranche peinte d’une couleur, en répandant sur toute la surface de cette tranche des points d’une autre ou de plusieurs couleurs différentes de la première. A. Couleurs employées Les couleurs les plus usitées, pour la jaspure sont le rouge, le rose tendre, le jaune, le bleu clair, le vert pâle, et le gris. Pour le rouge et le rose, on emploie le vermillon ; pour le jaune, le jaune de chrôme ; pour le bleu, le bleu de Prusse ou l’outremer artificiel ; pour le noir, du charbon de braise lavé. On broie bien toutes ces matières sur le porphyre, en y ajoutant du blanc de plomb pour en affaiblir l’intensité ; puis on les délaie avec de la colle de farine ou de parchemin bien claire et bien liquide, et on les conserve dans des vases séparés. On ne jaspe guère que sur le jaune ou sur le blanc ; on pourrait jasper sur le rouge, mais cette sorte de jaspe ne produit un effet agréable que lorsque le rouge est très pâle. B. Opération de jaspure Pour jasper, on peut avoir recours à plusieurs procédés, mais le plus usité est le dernier que nous décrivons, c’est-à-dire celui grillage. Beaucoup de petits relieurs opèrent encore comme on faisait autrefois. Dans ce système, on place les volumes debout sur une table entre deux forts billots de bois, ou dans une vieille presse, afin de les bien serrer ; ensuite avec un gros pinceau à long manche, en forme de petit balai, fait avec des racines de chiendent ou de riz, on prend de la main droite de la couleur bleu très pâle, et qu’on a bien essuyée sur le bord du pot qui la contient ; on saisit de la main gauche une barre de fer de la presse, on élève les bras en s’éloignant suffisamment des volumes, et l’on frappe du manche du pinceau sur la barre de fer pour faire tomber de haut, sur les volumes, de petites gouttes de couleur comme une légère pluie fine. On frappe légèrement en commençant, et de plus fort en plus fort à mesure que le pinceau devient de moins en moins chargé de couleur. Plus les gouttes sont fines, et plus le jaspé est beau. On peut jasper en deux couleurs, sur le jaune et sur le rouge pâle. Sur le jaune, d’abord avec le bleu clair, et ensuite avec le rouge ; sur le rouge, d’abord avec le bleu un peu plus foncé que sur le blanc, ensuite avec le jaune foncé. Le vert mêlé dans les jaspures fait aussi un assez joli effet, lorsqu’il est combiné avec goût. On se sert pour cela du vert de vessie, qui n’a pas besoin d’être broyé ; il se délaie dans l’eau facilement, et il porte sa gomme ou sa colle. On le mêle avec de la gomme-gutte, qui se délaie de même dans l’eau, et l’on produit ainsi des nuances de vert extrêmement agréables. Il se combine très bien avec le jaune, le bleu et le rouge dans les jaspés. On connaît une autre manière de jasper, également ancienne, et qui consiste en ceci : L’ouvrier se sert d’une brosse en soies de sanglier, dont les soies ont de 6 à 8 centimètres de long. Après avoir placé solidement, les volumes entre deux billots sur une table, il prend, avec la brosse, un peu de couleur, et tournant les soies en dessus, il les frotte avec une règle de fer, pour enlever le plus gros. Ensuite, se plaçant au-dessus des livres, il passe la même règle sur les soies en les agitant. Cette agitation fait vibrer les poils, qui jettent de très petites gouttes de couleur, et l’on jaspe aussi fin qu’on veut. Ce procédé a été modifié de la manière suivante : On se procure un cadre de chêne, de 11 centimètres de largeur extérieure, 8 centimètres d’épaisseur, 1 mètre de long, et 33 centimètres de largeur intérieure. Sur les deux longs côtés, on fixe de petits clous à tête ronde, aussi près les uns des autres que la grosseur de la tête le permet, mais cependant sans qu’ils se touchent. Ces clous servent à fixer des fils de laiton d’un millimètre et demi d’épaisseur qu’on tend aussi fortement que l’on peut. Les volumes étant disposés comme ci-dessus, sur une table entre deux billots, on place le cadre au-dessus à une certaine élévation, et l’on promène sur toute sa longueur la brosse chargée de couleur, les soies tournées vers les livres, par conséquent au-dessus du treillage en fil de laiton, qui les agite plus ou moins, selon que l’on frotte plus ou moins légèrement. Cet outil ayant été reconnu trop embarrassant on l’a remplacé par un grillage formé de fils de laiton tendus sur un châssis rectangulaire en fer, qui est muni d’un manche sur un des côtés et dont le poids est assez léger, pour qu’on puisse le manier sans peine avec une seule main. De la main gauche on tient ce grillage au-dessus des livres, toujours rangés comme précédemment, et, avec la droite, on promène dessus la brosse chargée de couleur et à laquelle on fait décrire des cercles. C’est ainsi qu’opèrent actuellement tous les relieurs. C. Procédés anglais Les Anglais font usage pour jasper, de quelques tours de main, sur lesquels nous croyons utile de donner quelques détails, en désignant ces procédés par leur nom anglais, qui n’a pas toujours un équivalent français. 1. Rice marble (Marbrure au riz) On appelle ainsi ce procédé, parce qu’on y emploie des grains de riz, qu’on peut remplacer par la graine de lin ou de la mie de pain réduite en poudre. D’ailleurs, on distribue à sa fantaisie les grains de riz ou la mie de pain sur la tranche, et l’on asperge ensuite celle-ci avec une couleur quelconque, comme si l’on voulait jasper. Les petits grains semés sur la tranche forment, des réserves blanches, ou de couleur, suivant que l’on a laissé la tranche blanche ou qu’on l’a teinte. 2. Fancy marble (Marbrure de fantaisie) Réduisez en poudre fine dans un mortier, du carmin, du vert de vessie ou tout autre couleur végétale. Mélangez un peu cette couleur avec de l’esprit-de-vin, au moyen d’un couteau à palette. Puis, avec ce même couteau, faites, tomber la couleur petit à petit au milieu d’un plat, que vous aurez préalablement rempli d’eau bien claire. En distribuant la couleur avec précaution, sur les différents points du vase, elle flottera à la surface de l’eau et l’esprit-de-vin lui fera prendre une multitude de formes agréables. Si alors on y plonge la tranche du livre, comme on le fait pour marbrer à la manière ordinaire, on obtient à fort peu de frais les plus jolis effets. 3. Gold-sprinkle (Jaspé d’or) Après que la tranche a été colorée, jaspée ou marbrée, on peut obtenir un effet très beau et très riche en la jaspant avec de l’or liquide préparé comme nous allons le dire. Prenez un livret d’or, mettez les feuilles qu’il contient avec 16 grammes de miel et broyez le tout dans un mortier jusqu’à ce que l’or soit réduit à la plus grande ténuité. Ajoutez-y alors un litre d’eau, mélangez bien le tout et versez-le dans un vase en forme d’entonnoir ou de verre à vin de Champagne. L’or se précipite au fond et le miel surnage. On décante l’eau et le miel et l’on ajoute de nouvelle eau. En répétant plusieurs fois ce lavage, on finit par avoir l’or pur et bien dégagé du miel, qui n’avait été ajouté que pour rendre la trituration possible. L’or étant ainsi obtenu, faites dissoudre dans une petite cuillerée d’alcool, environ 6 centigrammes de sublimé corrosif ; quand la dissolution est faite, joignez-y un peu d’eau fortement gommée, et enfin l’or broyé. La bouteille dans laquelle est conservé ce mélange doit être agitée lorsqu’on veut s’en servir. Quand la jaspure faite avec cet or liquide est sèche, on brunit ; puis, on couvre la tranche avec un papier fin jusqu’à ce que le travail soit achevé. |
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